ÉTUDE HISTORIQUE ET ETHNOLOGIQUE
DES "PETITS PORTS" DE L'ESTUAIRE DE LA LOIRE



Histoire des aménagements portuaires
Fonctionnements et usages

Les " petits ports " de la Basse-Loire ou la " face cachée " de l'estuaire
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Auteurs : Yves LE MAITRE et Eric LEMERLE


(Article extrait du numéro 5 de la revue Æstuaria, cultures et développement durable)
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Æstuaria n°5 - 2004
Collection Les dossiers d'Ethnopôle
Pour une géoarchéologie des estuaires
éd. ESTUARIUM. 395 p.
+ 20 planches couleur hors texte

 

Depuis une quinzaine d'années, plusieurs communes soucieuses de valoriser leur patrimoine fluvio-maritime ont entrepris de restaurer leur " petit port ", disparu sous les alluvions, pour retrouver un point de contact physique avec le fleuve. C'est le cas de Bouguenais à Port-Lavigne, de Lavau-sur-Loire, de Cordemais, et depuis peu de Couëron. Les " petits ports ", telle était l'appellation donnée au XIXe siècle par les ingénieurs des Ponts et Chaussées aux sites d'embarquement et de débarquement d'hommes et de marchandises des communes riveraines de la Loire maritime, entre Nantes et Saint-Nazaire. Cette appellation permettait aux ingénieurs en charge des questions d'aménagement portuaire de bien différencier les infrastructures à usage local de celles relevant du grand port de Nantes et qui s'inscrivaient dans une toute autre échelle, nationale et internationale. Victimes du colmatage alluvionnaire lié à l'évolution morphologique de l'estuaire - naturelle ou délibérément accélérée par la main de l'homme - nombre de ces " petits ports " ont aujourd'hui disparus du paysage. Des travaux précédents avaient conduit à faire la distinction entre ceux qui ont été complètement fossilisés par les alluvions, qualifiés de " ports-fossiles ", et ceux dont subsistent encore les traces dans le paysage, les " ports-reliques " .

Témoins privilégiés de l'évolution géomorphologique de l'estuaire, les " petits ports " constituent des objets patrimoniaux particulièrement intéressants pour qui s'intéresse à l'identité culturelle de ce territoire de Basse-Loire. Dans le cadre de son programme d'étude " Corbilo " consacré aux paléoports, l'ethnopôle Estuarium a engagé en 2003 une étude historique et ethnologique des " petits ports " de la Basse-Loire en avançant l'idée qu'ils pouvaient constituer une porte d'entrée privilégiée pour comprendre la " face cachée " de l'estuaire, son identité profonde et méconnue. Où sont-ils situés ? De quand datent-ils ? Quels étaient leur importance et leur rôle dans le fonctionnement de l'économie estuarienne ? Quels usages leur attribuait-on ? Á partir de quand ont-ils commencé à disparaître ? Pourquoi font-ils l'objet d'une réhabilitation ? Á quelle fin ? Ont-ils un avenir " métropolitain " et si oui, pourquoi ? En quoi renseignent-ils sur l'identité culturelle de l'estuaire ? Autant de questions qui guident notre réflexion depuis plus d'un an d'exploration de ces lieux de mémoire invitant à mieux connaître l'intimité de ce qu'il conviendrait de nommer un " autre estuaire ". Voici quelques éléments de réponse.

 

I - De l'origine des petits ports

Localisés en bordure des étiers, les " petits ports " de la Basse-Loire ont une origine vraisemblablement médiévale. Entre Nantes et Saint-Nazaire, ils ont tous pour point commun d'être localisés à l'abri des étiers. On peut en conclure que ces " petits ports " sont d'abord des " ports d'étier " servant de ports d'abri aux navires qui pratiquaient l'estuaire et ses courants de marée. Au plan chronologique, il reste toujours difficile de dater précisément les sites portuaires dans les embouchures des grands fleuves européens, sites stratégiques très tôt occupés par les hommes dans l'histoire. Cependant on peut s'appuyer sur des faits avérés par les historiens et avancer des déductions logiques comme celle selon laquelle on peut penser que les " petits ports " s'inscrivaient dès leur origine dans un système portuaire estuarien qui dépendait du fonctionnement du port de Nantes. L'évolution des ports secondaires a donc logiquement dû être influencée par l'évolution du port principal, Nantes.

Or c'est au Moyen Âge, principalement à partir de l'an mil, après les dévastatrices invasions vikings des IXe et Xe siècles, que le commerce maritime commence à se développer nécessitant des infrastructures portuaires adaptées. Progressivement la baie de Bourgneuf n'est plus la seule destination maritime du trafic de marchandises avec l'Aquitaine au sud ou les comptoirs hanséatiques du Nord. La multiplication des échanges commerciaux entre Nantes et l'Atlantique va commencer à faire jouer à l'estuaire un rôle portuaire important. L'évolution du trafic fluvio-maritime est surtout marquée à cette période par la construction au XIe siècle d'un élément géostratégique déterminant pour l'économie du pays nantais : une ligne de ponts qui crée pour la première fois un axe routier nord-sud et qui place le carrefour nantais en position favorable pour le développement économique régional. La convergence des trafics routiers, maritimes et fluviaux, amène ainsi au XIVe siècle la mise en place d'un nouveau complexe commercial dont on peut raisonnablement penser qu'il va profiter à l'ensemble du système portuaire estuarien.


De là on peut avancer l'hypothèse que les " petits ports " de la Basse-Loire trouveraient leur origine au Moyen Âge, plus précisément dans une période comprise entre le XIe et le XIVe siècle. Pour vérifier cette hypothèse, on peut s'appuyer sur l'étude du site de Cordemais menée en 1996 par le Service Régional de l'Inventaire des Pays de la Loire . Cordemais pouvant servir de site-référent au regard de sa localisation géographique au cœur de l'espace estuarien, son étude offre un éclairage particulier sur la dynamique spatio-temporelle du " petit port " d'estuaire.

 

II - Cordemais : un site référent pour comprendre la dynamique espace-temps du petit port d'estuaire

Situé sur la rive droite du fleuve, à mi-chemin entre Nantes et Saint-Nazaire, le bourg actuel date des années 1040-1051 d'après Noël Yves Tonnerre . Sa Position en bordure de la Loire Maritime, axe de communication majeur, explique pour partie la naissance de ce nouveau centre de peuplement dont le port d'origine a aujourd'hui disparu. Le premier port de Cordemais (portum de Cordimense) est le port Saint-Nicolas qui se trouvait au lieu-dit " Le Port ", encore matérialisé sur la carte topographique IGN au 1/25.000ème. Il s'agissait d'un port d'étier, établi sur l'étier du Tertre, également appelé étier du Port, petite embouchure du marais du Lot par laquelle il était relié à la Loire. Seule la toponymie atteste de son existence ancienne, car aucun élément du paysage ne laisse supposer qu'il y eut, des siècles durant, un port en cet endroit. Les moines de Redon y fondèrent au XIe siècle, le prieuré de Saint-Nicolas qui donne son nom au Port. Au cours du XIIe siècle, les fils de Tutual, seigneur de Cordemais, firent don au prieuré de Saint-Nicolas, des parts qu'ils possédaient dans les revenus du port, consistant en voilage, péage et pontonnage. L'activité du port Saint-Nicolas est alors axé sur le commerce du sel, considéré par N.Y. Tonnerre comme le témoin de l'éveil de l'activité maritime au Moyen Âge. Á l'origine plus large et plus profond qu'il ne l'est aujourd'hui, l'étier du Port devient, au fil des siècles, devait devenir de plus en plus difficile à pratiquer en raison du colmatage provoqué par l'alluvionnement fluvio-maritime. Le site ne répondant plus aux exigences de la fonction portuaire, le port Saint-Nicolas décline puis finit par disparaître totalement sous le flot des sédiments. La rupture entre le port et l'étier entraîne avant 1850 une rupture entre le port et le bourg.

Dans la première moitié du XIXe siècle, le bourg de Cordemais, situé au coeur d'un pays agricole très fertile, se trouve être le point vers lequel on dirige une énorme quantité de blés pour l'exportation maritime. Pourtant, l'embarquement s'effectue dans le port voisin de Rohars, commune de Bouée, ou bien dans le port de Lavau, à 5 km en aval. C'est pourquoi, en 1852, le conseil municipal attire l'attention du Département sur la nécessité de créer, entre Couëron et Lavau, un moyen commode d'embarquement sur le bord de l'estuaire. L'exportation des grains de la Basse-Loire vers l'Angleterre connaissant un développement considérable, le Département satisfait à la requête de la commune et décide de faire construire un débarcadère à Cordemais. Aux termes de travaux, le port se compose d'un môle, avec des escaliers latéraux pour faciliter l'accès aux petites embarcations, et d'une cale en rampe avec terre-plein à l'amont pour le dépôt des marchandises. La cale d'embarquement, prévue dans le projet initial, ne sera construite qu'en 1868. Ainsi, après des années passées sans port, Cordemais offre de nouveau un accès à toutes les embarcations employées au transport des récoltes des îles, aux bateaux des pêcheurs et aux chaloupes du petit cabotage.

Dès son achèvement, le quai devient le centre actif du commerce des produits locaux. L'installation d'une presse à fourrage, pour la mise en botte des foins et roseaux des îles de Loire, va intensifier l'utilisation de la cale et du terre-plein qui finissent par devenir insuffisants pour le débarquement des récoltes. Aussi la commune de Cordemais décide-t-elle en 1881 d'agrandir le port. Quatre ans plus tard sont construits la chaussée aval, et sur le prolongement de la cale amont, une nouvelle cale de 55 m de longueur et de 15 m de largeur, protégée par des enrochements. Derrière elle, un nouveau terre-plein de 18 m de largeur, remblayé au-dessus du niveau des grandes marées, sert de lieu de dépôt pour les marchandises. Le problème de l'envasement se pose rapidement. Durant l'été 1898, d'une sécheresse exceptionnelle, la situation atteint un seuil critique : les bateaux ne peuvent plus entrer ni sortir du port ! La seule solution pour remédier à cette situation est d'attendre la première crue du fleuve qui emportera la plus grande partie des vases accumulées pendant les basses eaux de l'été.

Au début du siècle, sa situation va être remise en cause par l'administration des Ponts et Chaussées. Dans le cadre de l'avant projet des travaux d'amélioration des accès maritimes du port de Nantes, déclarés d'utilité publique par la loi du 24 décembre 1903, il est prévu d'endiguer le fleuve jusqu'à Cordemais.
Un vif émois saisit alors la population locale malgré les mesures d'accompagnement envisagées : prolongement des étiers en vue de sauvegarder les conditions de dessèchement et de desserte des propriétés riveraines ; report des installations portuaires sur le fleuve, vers la tête de l'île de Calotte, à la nouvelle embouchure de l'étier du port. Les très longues discussions entre l'administration des Ponts et Chaussées et la commune vont déboucher, en 1913, sur un programme de travaux dans lequel plusieurs requêtes sont formulées auprès des pouvoirs publics : que le bras de Cordemais ne soit pas comblé ; que le chemin conduisant à la cale, en cours de construction le long de la digue projetée, franchisse le bras en question à l'aide d'un pont à une seule voie qui aurait 60 m d'ouverture ; que la digue nord soit interrompue à l'origine et à l'extrémité du bras sur une largeur de 80 m de façon à ménager un débouché à ce bras, en même temps qu'aux étiers qui s'y jettent.

Les ingénieurs se rallient à ce nouveau programme en raison de l'économie considérable qui en résulte. Les travaux sont exécutés l'année suivante. Par soucis d'économie, il est réalisé une passerelle en béton armé en guise de pont, les piles se composant de simples estacades. La passerelle et le chemin, remis au service vicinal le 18 janvier 1923, permettent d'accéder au nouvel embarcadère situé dans leur prolongement en bordure du chenal de grande navigation, au milieu de l'île de la Nation. Cette cale, baptisée le " quai Neuf " par les habitants, va servir dans l'entre-deux-guerres, notamment au passage d'eau (bac) entre Frossay et Cordemais. Particulièrement dangereux en cas de mauvais temps, ce " nouveau port ", ainsi que l'appelaient les ingénieurs, est abandonné dans la seconde moitié du XXe siècle. Il subsiste toujours dans le paysage sous la forme d'un " port-relique " de l'estuaire.

Á partir de 1950, le port décline, irrémédiablement atteint par le mal endémique des estuaires : l'envasement. Malgré des contraintes imposées au site, comme la fermeture de l'entrée amont du bras de Loire, la construction de la centrale thermique d'EDF apporte un nouveau souffle au port, et ceci avec la contribution de l'association des " Amis du Port " (créée en 1971). Les rejets d'eau de la centrale dans le bras de Cordemais vont entretenir le chenal d'accès en emportant les vases qui l'obstruent. De plus, la manne financière, dont la commune bénéficie dès lors, lui permet en 1982 d'aménager le port en le dotant d'appontements flottants. Une nouvelle activité nautique fait alors son apparition : la plaisance. En 1990, l'accent est mis sur la plaisance traditionnelle avec la naissance de l'OYCO (Old-Yatching-Cordemais-Océan), une association rassemblant des amoureux de vieux gréements.

Grâce au concours financier de la municipalité et du Conseil Général de la Loire-Atlantique, on lui doit le plaisir de voir revivre le Reine, le " basse-indrais " le plus connu sur les lieux de pêche et le plus titré en régate (entre 1920 à 1935), sur la Loire comme sur l'Erdre. Á partir des plans de 1919 de George Lebeaupin, charpentier naval de Trentemoult qui lui donna le nom de sa femme, ce bateau a été reconstruit à l'identique par le chantier L. Fouchard à Couëron, l'un des derniers chantiers traditionnels de construction navale encore en activité dans l'estuaire. Baptisé le Reine de Cordemais le jour de sa renaissance, il représente Cordemais et l'estuaire de la Loire dans les rassemblements de vieux gréements comme " Brest 92 ". Dans le prolongement de cette action, la municipalité poursuit les efforts entrepris depuis quelques années pour le réaménagement du port et la réhabilitation de son patrimoine architectural. Ainsi, la vie est-t-elle peu à peu revenue dans le petit port de Cordemais qui a retrouvé ses couleurs. Les pêcheurs de civelles et les plaisanciers de l'été, les premiers, aujourd'hui motorisé et " électronisés ", rattrapent le temps perdu que les seconds recherchent. Sur la rive l'activité renaît également, dans la " Maison du Port " qui fait office de capitainerie, " à l'Ancre de Marine ", le nouveau restaurant au coin de la rue de la Loire ou autour des cales, libérées de leur gangue vaseuse, et qui s'offrent à nouveau au repos des carènes.

L'enseignement de l'étude du patrimoine portuaire de Cordemais porte sur le fait qu'il n'y a pas un mais trois ports : un port actif, le plus visible dans le paysage, et deux anciens ports abandonnés qualifiés de paléo-ports. Cet exemple montre qu'il y a continuité depuis le Moyen Âge jusqu'à nos jours dans la relation entre l'homme et le fleuve maritime, traduite dans le paysage par le port en activité. Mais il y a aussi des ruptures dans cette continuité : la première avec la spectaculaire disparition du port médiéval Saint-Nicolas, devenu " port-fossile " et la seconde non consommée entre le port actuel et le " port-relique " de l'île de la Calotte, à mettre en relation avec la loi d'aménagement du port de Nantes de 1903. De ces ruptures dont témoignent les deux paléo-ports, on peut en déduire, d'une part, le passage d'une logique d'étier à une logique fluviale, d'où le " port-fossile ", et, d'autre part, l'inaboutissement de la logique fluviale jusqu'à son terme d'où le " port-relique ". L'existence de ces deux paléo-ports révèle aussi une double dynamique portuaire dans l'estuaire de la Loire : une dynamique longitudinale, d'origine maritime, avec un glissement des activités portuaires de l'estuaire d'amont en aval, de Nantes vers Saint-Nazaire, et une dynamique transversale, d'origine fluviale, avec le déplacement des sites " petits-portuaires " qui quittent les étiers d'origine pour les bras de la Loire.

 

III - Le " petit port " dans l'économie estuarienne, du Moyen Âge au XIXe siècle : un point d'articulation entre l'estuaire fluvial et l'estuaire maritime

Si le petit port d'étier constitue le dénominateur commun des communes riveraines du fleuve maritime, c'est bien parce que celui-ci occupait une place importante dans le fonctionnement de l'espace estuarien : celle de relier un arrière-pays rural avec cet axe de communication ouvert sur le monde extérieur qu'est le fleuve maritime. Outil déterminant pour l'exploitation du milieu, le petit port d'étier remplissait essentiellement une double fonction halieutique et agricole. En effet, l'agriculture était riche, notamment en prairies fourragères, en culture céréales, en vignes. Le paysan estuarien était usager des ports pour ses activités liées aux îles : récolte de fourrage, de roseaux exportés vers Nantes, transport de troupeaux sur les îles ou, pour ceux du sud Loire sur les riches pâtures de la rive opposée .

III.1 - Une spécialisation des petits ports selon la nature de leur trafic

L'étude approfondie de la série " S " des archives départementales de Loire-Atlantique renseigne sur le fonctionnement et les usages liés aux " petits ports ". Á la lecture des documents historiques tels que les rapports d'ingénieurs ou les comptes-rendus des conseils municipaux, il apparaît une différenciation de ces " petits ports " selon la nature de leur trafic, qui reste cependant varié pour chacun d'entre eux.

Le Migron à Frossay : le port aux foins

Avant la construction du canal maritime de la Basse-Loire à la fin du XIXe siècle, la paroisse de Frossay possédait les deux ports de la Roche et du Migron. Le second, le plus important, est celui qui nous intéresse car il occupait une situation privilégiée à la confluence de la Loire et du rivière du Tenu, un axe de circulation médiévale. Il constituait pour cette raison géostratégique une importante plaque tournante à partir de laquelle transitaient de nombreux produits circulant entre la Baie de Bourgneuf et Nantes. Ce port permit longtemps d'expédier vers la Bretagne tous les produits des communes avoisinantes, principalement le vin.
Á ce sujet, précisons que le vin produit à Frossay était réputé, car ses coteaux étaient particulièrement bien ensoleillés. Ils avaient acquis la renommée d'être les meilleurs de tout le pays et les deux tiers de la production s'exportait dans toute la Bretagne. Un fait le confirme au moment de la Révolution, lorsque le nom des paroisses change, Frossay prend le nom de " Mont Vineux " . Le Migron connaissait un commerce prospère des grains, bois, foin des îles de Loire, tuiles et briques de la Sicaudais et de la Feuillardais . Au XVIIIe siècle, y transitait un nombre important de nattes et de courtines en roseaux - fabriquées à St-Jean-de-Boiseau - qui servaient pour l'emballage des denrées périssables à bord des navires. Un artisanat florissant s'est développé à cette époque autour du Migron, surtout le tissage . Néanmoins, une activité dominait les autres : le trafic du foin.

Le port du Migron jouait en effet un rôle primordial dans le trafic du foin issu de l'exploitation des pâturages des îles de l'estuaire, laquelle a fait en son temps la richesse des " gens des rives ". L'intérêt était surtout porté à la ressource du fourrage, le foin étant une valeur particulièrement appréciée à l'âge du transport hippomobile et de la troupe montée. Il s'en exportait par tonnes et à bon prix par la voie fluviale, à partir des " petits ports " de la Basse-Loire comme celui du Migron à Frossay. Le trafic du foin se faisait à un niveau régional, principalement vers la ville de Nantes, mais aussi à l'échelle internationale. Le mémoire d'Andouard sur " Les progrès de l'agriculture dans la Loire-Inférieure depuis un siècle " indiquait en 1889 que l'on en exportait depuis longtemps depuis les prairies de l'estuaire, notamment vers l'Algérie, citant le port du Migron au sujet d'une presse à foin. Celle-ci doit être considérée comme une véritable innovation pour l'époque et la région, facilitant les expéditions par bateau : " Depuis bien longtemps on exporte une bonne partie du foin récolté dans le département. L'Algérie était autrefois un de nos principaux débouchés. En 1842, il existait au Migron, près Paimboeuf, une machine à comprimer le foin, pour faciliter le chargement des navires. Cet outillage a été perfectionné depuis, mais tel qu'il était, il rendait déjà de très grands services ".

Si ces débouchés lointains ont incontestablement eut de l'importance, en particulier pour les îles, de gros volumes étaient également expédiés vers l'important marché local : " Mes parents à l'origine ils faisaient de la viande et beaucoup de fourrage. Parce que du temps de mon père et de mon grand-père, quand ils avaient les îles, bon ben ils avaient du foin à volonté sur les îles, en ce temps là ils pouvaient mettre de l'eau quand ils voulaient. Ils avaient des îles de qualité et du travail qui était fait à la main, mais du travail qui était bien fait. Et leur principal travail, surtout du temps de mes parents et grands-parents, c'était de faire beaucoup de fourrage et de livrer du fourrage à Nantes. Ils en livraient énormément. Et tout ce foin là, une grande partie était destinée à l'armée. Donc, ils menaient ce foin là, ils avaient des toues, les grands bateaux plats de Loire, les toues ils les mettaient en couple et ils chargeaient le foin dessus. C'était amarré avec des cordages, et d'origine ils mettaient une voile pour tâcher de monter avec la marée et la voile à Nantes. Et à Nantes, il y avait des dockers qui mettaient ce foin en petites balles, en petites bottes liées à la main, il y avait du monde en ce temps là, et c'était engrangé là-bas pour l'armée, pour le transport des chevaux… " . Avec son " parc " important de voitures à cheval, ses industries, son commerce, et ses régiments, la demande de la ville de Nantes était forte et l'activité des " petits ports " de l'estuaire en dépendait pour beaucoup. Après avoir vu transiter pendant des siècles un nombre considérable de marchandises diverses , le port du Migron connaîtra un arrêt brutal avec la construction du canal.


Port-Lavigne à Bouguenais : le port…à vin !

Dans son ouvrage sur la Basse-Loire, de Frossay à Bouguenais, l'historien Jean-Luc Ricordeau nous renseigne sur le port de Bouguenais et la production du vin dans le pays nantais : " Situé à l'entrée du bourg de Bouguenais, sur un bras de Loire, Port-Lavigne présentait un abri recherché par les navires. Il servait de point de jonction entre la rivière et la Loire au sud de Nantes et il y avait là plusieurs marchands de vins en gros, d'où le nom de ce port. (…) Sur les quais du Pellerin, il existait 2 vinaigreries et plusieurs grossistes en vins et spiritueux. Ils achetaient les récoltes des paysans locaux qu'ils transformaient dans leurs entrepôts. On voyait régulièrement les employés rouler les lourds tonneaux jusqu'à la cale du bac où ils étaient stockés en attendant d'être chargés à bord des toues. Celles-ci les acheminaient pour être vendus à Port-Lavigne et à Nantes. […] Il y eut beaucoup de vignobles jusque dans les années 1950 dans la région. Un parasite, le phylloxéra détruisit en 1888 tous les cépages de vigne blanche. Une implantation d'hybrides (croisement de vigne américaine et française) remplaça le Gros Plant et le Muscadet ". Ce vin de remplacement, de médiocre qualité, ne trouva pas à se commercialiser et servit pour la consommation locale et la distillation. Les lois imposèrent la destruction des cépages, comme le " Noah " et l'interdiction de continuer de brûler le vin hors des distilleries industrielles. Ces mesures et la diminution du monde agricole dans nos villages ont fortement contribué à la quasi disparition de cette activité " . Le trafic du port de Bouguenais fut donc longtemps basé sur l'exportation du vin produit abondamment dans la région. Un texte de 1879 révèle que " plus de 50.000 barriques de vin étaient expédiées chaque année par le commerce local ! "

Il faut également signaler une autre activité prépondérante dans ce " petit port " : la pêche. Cela remonte au Moyen Âge lorsqu'en 1397 le duc Jean IV prit une mesure bénéfique pour les habitants de Bouguenais en leur accordant le monopole de la pêche en Loire, conjointement avec ceux de Trentemoult et ceux de la paroisse de Sainte-Croix. On y pratiquait, il y a encore un demi-siècle une spécialité locale : la pêche à la " cire " (la senne) . Cette pêche s'effectuait dans un lieu précis, une belle plage située sur l'île Cheviré : " 4 équipes de 7 pêcheurs, […] senne de 120 m de long et 10 mètres de chute. […] Dès que la marée commençait à descendre une barque gagnait le large en déroulant le filet puis revenait à son point de départ. Alors les hommes débarquaient et venaient s'arc-bouter aux extrémités de la senne pour ramener la senne à terre. L'équipe suivante prenait alors la relève et terminait la baillée, permettant à la 3e de prendre la suite, puis la 4 e … (récit de monsieur Cormerais, du Port-Lavigne). […] De la Toussaint au mois de mars, c'était l'époque de la remontée du saumon, de mars à mai, celle des aloses. […] et de la pêche à la lamproie qui était pratiquée au moyen de grandes nasses (les bossèles) .


Enfin, Port-Lavigne a aussi longtemps été d'une utilité incontestable pour l'arrivage, le chargement et déchargement de marchandises telles que le foin, le roseau, le fumier, le sable et le roux . C'est surtout à la fin de l'été qu'une grande quantité de foin et roseaux exploités sur les îles de Loire était acheminée à Port-Lavigne pour y être exportée. Septembre était la saison du " roux ". […] Chaque usager disposait de sa " bauche " dont les limites historiques se repéraient à l'œil et par convention. […] La partie bordant la voie était faite de jeunes roseaux, moins développés mais bien fournis au pied : ils donneraient de la " bourrée ", souple, pour une litière moelleuse. […] Passé le petit ruisseau, la plante devenait du " roux ". […] Cette longue botte se paraît de 2 liens prélevés au milieu des tiges les plus souples : l'un pour le pied était dur à confectionner et à boucler, […] Les javelles ainsi constituées, […] quelquefois, sur place, était constituée la pile […] l'ouvrage, une fois terminé ressemblait à s'y méprendre à une immense tente d'indien .


La Télindière à Saint-Jean-de-Boiseau : le port des " courtineux "

Localisé à St-Jean-de-Boiseau sur un bras de Loire, la Télindière, avec sa cale du " Pré Commun ", à l'entrée du village, était par sa nature et sa position un endroit en contact direct avec la Loire, où l'on pouvait décharger les marchandises (foins, roseaux, bois et autres produits) et embarquer les animaux qui allaient pacager sur les îles. Il s'agit d'un ancien village de pêcheurs et de tisserands aux ruelles étroites, qui tire son nom de l'activité de tissage du lin qui s'y trouvait au Moyen Âge .

À l'instar des " petits ports " de la Basse-Loire, la Télindière était un port de pêcheurs, de mariniers et d'herbagers mais il s'en démarque par son commerce particulier : " celui des " courtineux " qui exploitaient et vendaient le roseau, produit à l'époque indispensable au transport et à la conservation des denrées périssables à bord des navires transocéaniques. (…) La confection des nattes, appelées " courtines ", avait été élevée au rang d'industrie à l'époque du trafic négrier " .

Au XIXe siècle, la plupart des herbagers qui exploitaient les îles et rives de la Basse-Loire, habitaient la commune de St-Jean-de-Boiseau, composée de trois agglomérations distinctes et relativement importantes : Boiseau, St-Jean et la Télindière. Trois cales ont été établies pour desservir chacun de ses villages. La plus importante était celle du port de la Télindière, construite au cours de ce siècle pour aider les exploitants de Saint-Jean-de-Boiseau qui étaient contraints, pendant la saison des foins et du roseau, de déposer une grande partie de leurs récoltes sur les quais du Pellerin. L'intérêt de cette cale était de se trouver du reste éloignée des habitations, ce qui permettait d'écarter les dangers d'incendie contre lesquels s'étaient longtemps plaints les herbagers du Pellerin. La Télindière constituait donc une annexe précieuse pour le délestage des quais du Pellerin souvent encombrés et pour faciliter le débarquement et le dépôt des produits de la région dans une proportion très sensible .

On notera également dans l'histoire de ce port la présence de chantiers de construction navale, dont l'un, spécialisé dans la construction de la batellerie fluviale (plates, toues…), prospéra au XIXe siècle pour finalement disparaître à la fin des années 1950. On y construisait les toues et les plates pour les herbagers et les pêcheurs de la région, mais aussi de grands chalands nantais en bois de 26 mètres de long. Ceux-ci étaient utilisés pour le transport du minerai pour l'usine à plomb de Couëron .


Méan à Montoir-de-Bretagne : le port des chantiers navals

Localisé sur l'embouchure de la rivière du Brivet, Méan est l'un des " petits ports " de la rive nord de l'estuaire. Les fouilles archéologiques dans ce secteur ont montré une occupation humaine très ancienne, révélatrice de l'importance maritime et commerciale de l'estuaire de la Loire à la période préhistorique et protohistorique. L'actuelle renommée des Chantiers de l'Atlantique de Saint-Nazaire ne doit pas faire oublier la tradition navale de ce " petit port " qui était célèbre au XIXe siècle pour la qualité des navires en bois construits dans ces chantiers. Au cours de ce siècle, une centaine de navires destinés à la navigation fluviale et océanique vont naître dans les chantiers de construction navale de Méan. L'ouvrage de Fernand Guériff " La marine en bois du Brivet : navires et marins de Brière " permet de bien appréhender la spécificité navale de Méan, ici restituée à travers l'exemple d'une famille de charpentiers de marine et constructeurs de bateaux : les Loumeau.
" Les quelques études parues dans " le courrier de St-Nazaire " commencent l'histoire de ces chantiers en 1852. Les documents détenus par Charles Ollivaud montrent que des chantiers existaient avant la Révolution. […] La chapelle de Méan était dédiée à Saint-Joseph, patron des charpentiers. On sait que Pierre Loumeau, maître charpentier tenait un chantier à Méan en 1777. […] Émile Joseph Loumeau en 1831 lançait le chasse marée " Baptiste-Marie ". […]Emile Joseph Loumeau, le 24 novembre 1841, louait à la commune de Montoir, deux emplacements à Méan. […] Émile Michel Loumeau, né en 1816 continua le chantier. […] En 1852, son chantier passe à son beau-frère et cousin Émile Fidel Loumeau. […] Il l'agrandit en louant des terrains à la mairie de Montoir. […] C'est le commencement d'une période faste de 30 ans, de 1852 à 1882. 88 navires en bois et à voiles sortirent des cales méanaises. […] Émile Fidel Loumeau utilisait beaucoup les chênes du pays, mais faisait aussi venir des bois d'Amérique et des Indes, des séquoias pour les mâts du gayak pour les poulies. A partir de 1856, ces bois se déchargeaient au Vieux bassin de Saint-Nazaire, sur une cale inclinée d'où les percherons les tiraient pour les conduire à Méan, sur des trinqueballes. Mais auparavant, les bois arrivaient directement au quai de Méan. A cet endroit, le Brivet amorçait un coude formant une dent prononcée où s'étendaient les cales de construction. La cale de carénage se trouvait un peu plus loin, vers le pont, en face des forges Dandeau. Le navire en préparation reposait sur un gril en bois, appareil qui le maintenait en équilibre. […]. Les enfants de Émile Fidel Loumeau abandonnèrent le métier. De toute évidence, ces petites entreprises ne pouvaient lutter avec les chantiers Scott (1862 - 1866), ni avec les Chantiers de la Loire ouverts en 1883 qui construisaient des navires à coque de fer. Le dernier bateau (Ollivaud à priori), le brick goélette " Guillaume Tell " fut lancé en 1884 […].


Á la même époque, des industries complémentaires à l'activité des chantiers participaient à l'animation du site de Méan :

- La forge Dandeau […] employait 10 hommes pour la fabrication des ancres et des petites pièces métalliques nécessaires au carénage. Elle existait depuis 1847. […]. La forge Dandeau fournissait de longs clous à tête carrée, à corps effilé. […]
- La corderie Brisset (à l'emplacement de l'entreprise Castanédo). Les ouvriers tressaient le chanvre. […] Ils faisaient des cordages pour la Marine, des haussières, des câbles […]. Il y avait 2 frères Brisset, cordiers, d'origine angevine, l'un établi à Méan, l'autre à Penhoët. Mais une corderie existait avant eux, puisque que l'on note la présence d'un terrain " le corderie de Méan ".
- Le chantier d'équarrissage de René Guigant, à Bellevue, de l'autre coté du pont, préparait poutres et soliveaux.

Lorsque l'on découvre aujourd'hui le site de Méan, on rejoint la pensée de Fernand Guériff qui peine " à imaginer le trafic d'il y a un siècle, la circulation incessante des chasse-marée, les allées et venues des chaloupes pleines de tourbe, les hautes coques en construction alignées sur l'enclos, étayées par les " accores ", les longs courriers à quai ou au carénage, prêt pour un nouveau voyage, les grandes voiles qui se profilaient sur la Loire, annonçant leur arrivée par un coup de canon. "

Il faut ici rappeler l'histoire de l'évolution géomorphologique de l'estuaire et le fait qu'à la fin du XVIIIe siècle, l'embouchure du Brivet était beaucoup plus navigable qu'aujourd'hui avec la possibilité offerte à des navires de 200 tonneaux d'y pénétrer avec l'aide de la marée.


La Maison Verte à Corsept : le port à engrais

Un autre petit port se distingue dans l'histoire de l'économie estuarienne, celui de Corsept près de Paimboeuf. Dénommé le port de la Maison Verte, du nom de la demeure qui s'y trouve (toujours) à proximité, le " petit port " de Corsept servait principalement, durant la seconde moitié du XIXe siècle à l'importation d'engrais et de chaux qui descendaient la Loire par gabarre en provenance de Montjean-sur-Loire.

La chaux était utilisée essentiellement pour la construction, mais c'était également un fertilisant efficace et très utilisé pour amender les terres agricoles de la région. En 1873, un ingénieur des Ponts et Chaussées signalera le passage annuel " d'environ 30 bateaux chargés d'engrais et de chaux " .
Le port de Corsept servait aussi aux cultivateurs du Pays de Retz qui l'utilisaient pour l'exportation de leurs productions agricoles.


Le port de Cordemais : la pêche en hiver, le " roux " en été

Jusqu'au milieu du XIXe siècle, la vie du port est rythmée par les saisons. Deux activités dominantes animent les cales : la pêche en hiver, et la récolte du " roux " (roseau) à la fin de l'été. Les civelles (jeunes anguilles), alors abondantes, sont pêchées par tonnes, dans le fleuve mais aussi dans les étiers qui servent de nurseries. Il arrive parfois qu'un pêcheur en ramasse en une seule nuit, plus de 1.200 kg ! Le saumon aussi n'est pas rare : il est même interdit au personnel de certaines familles aisées de manger de ce met de choix plus de 2 ou 3 fois par semaine …

Aloses, plies, anguilles et autres lamproies rejoignent aussi les filets des pêcheurs. La plupart d'entre eux sont des agriculteurs qui pratiquent une double activité auxquels s'ajoutent quelques pêcheurs professionnels. La flottille de pêche est principalement composée de " basse-indrais ", bateaux à voiles caractéristiques de l'estuaire de la Loire. Avec une longueur de 5,5 m, une largeur de 2 m et un poids de 500 kg, le " basse-indrais " est une embarcation polyvalente qui se distingue par un gréement et une voilure impressionnants au regard de sa petite taille. Des mareyeurs, comme Jean Toublanc, expédient en train ou par bateau, en France comme à l'étranger, saumons, lamproies et aloses, conditionnés dans des bourriches d'osier. Pour la conservation du poisson, le " petit port " de Cordemais est doté d'une glacière dont l'isolation thermique est faite avec des " courtines " (nattes de roseau tressé).

À côté du monde des pêcheurs vit celui des mariniers. Ces derniers s'occupent des toues, des gabares et des barges, embarcations fluviales qui servent au trafic des marchandises. En 1912, celui-ci représente 100.000 bottes de roseaux, 6.000 quintaux de foin, environ 100 tonnes de bois de charpente et 1.200m3 de sable. De plus, 2.000 bovins sont périodiquement embarqués à bord des toues pour être transportés sur les îles et ramenés à Cordemais. Gens des champs et gens du fleuve se retrouvent ainsi autour du port qui accueille l'hiver une centaine de bateaux.


III.2 - Du petit port naturel au petit port maçonné : de 1840 à 1890, les ingénieurs dotent les petits ports de cales et de quais

L'augmentation croissante du volume des marchandises transitant par les " petits ports " de l'estuaire va nécessiter au XIXe siècle un effort de modernisation pour permettre aux communes riveraines de faire face aux besoins nés de l'accroissement du trafic fluvial. Sauf exception pour Rohars, Lavau, et semble-t-il la Ramée, les structures portuaires des " petits ports " consistaient jusqu'alors en de simples vasières utilisées comme ports d'échouage, destinées à recevoir les embarcations à fond plat et au faible tirant d'eau, caractéristiques de la batellerie de l'estuaire.

Jusqu'à la fin du XIXe siècle, les ingénieurs vont soutenir les initiatives des communes estuariennes qui veulent améliorer, entretenir ou restaurer, leurs infrastructures portuaires. En effet, le service des Ponts et Chaussées va répondre favorablement à toutes les demandes de construction des cales - ou chaussées - empierrées et maçonnées, doublées de terre-pleins pour le stockage des marchandises en attente, accessibles à toutes heures de la marée. Les demandes sont nombreuses et concernent toutes les communes riveraines du fleuve. À travers celles-ci on découvre la vie sociale et économique des terroirs de la Basse-Loire, une vie de paysan-marinier organisée autour du fleuve, principale voie de communication jusqu'à l'arrivée du chemin de fer en 1860, une vie rythmée par les marées et les courants.

L'édification de ces nouvelles cales va s'étendre sur une période de 50 ans environ (de 1840 à 1890) : Méan entre 1845 et 1874, Lavau en 1850, Cordemais en 1852-53, le Migron en 1856-57, la Maison Verte, la Vieille-Douve et Rohars en 1860-62, Port-Launay en 1866, la Télindière en 1868, la Ramée en 1879 et Port-Lavigne en 1882-83. Les archives montrent que l'administration des Ponts et Chaussées va également répondre par la positive à la plupart des demandes d'entretien, de réparations des chaussées et de curage des étiers qui seront formulées par les élus ou des riverains au cours du XIXe et dans la première moitié du XXe siècle.

Cependant, si l'État à la fin du XIXe siècle continue d'être à l'écoute des communautés de pêcheurs, d'agriculteurs et de mariniers, riveraines du fleuve, le développement industrialo-portuaire de la Basse-Loire tend à imposer sa logique maritime dans la gestion des aménagements hydrauliques et le visage de l'estuaire va s'en trouver profondément modifié.


IV - 1900 : le petit port, un point de rupture entre l'estuaire fluvial et l'estuaire maritime

1900 semble marquer un tournant dans l'histoire des " petits ports " de l'estuaire de la Loire. En effet, contrairement au XIXe siècle au cours duquel les ingénieurs des Ponts et Chaussées ont répondu positivement aux sollicitations des communes riveraines du fleuve, de nombreux témoignages démontrent un changement d'attitude de la part de l'administration quant à la question des " petits ports ".

L'exemple de Lavau est significatif et la correspondance entre le conseil municipal et l'administration des Ponts et Chaussées illustre parfaitement ce qu'il convient de nommer le déclin des " petits ports ".

À Lavau, le conseil municipal en date du 5 septembre 1909 attire l'attention sur la " […] situation lamentable où se trouve les abords du quai de Lavau et l'étier qui sert de port […] exhaussement de la cote […] recouverte d'une épaisse couche de vase […] l'étier est aussi complètement envasé […] préjudice très grand […] certains transports de marchandises lourdes se faisaient autrefois exclusivement par eau […]

Le port de Lavau a une importance considérable :
- pour le transport des matériaux de construction (bois, pierres, sables, chaux, utilisés dans la région),
- pour le transport des foins récoltés sur les îles et dans les grandes prairies de la commune
- pour le refuge par mauvais temps des nombreux canots […],
Considérant d'autre part que les travaux de dévasement exécutés vers 1893 et 1905 n'ont pas amené d'améliorations […] "

Voici la réponse faite par l'État le 18 décembre 1909 à travers le rapport de l'ingénieur des Ponts et Chaussées : " […] Le bras de Lavau présentait autrefois un chenal assez profond […] Les nombreux petits voiliers qui sillonnaient la Loire pouvaient y passer et l'étier de Lavau était un excellent abri pour ces bateaux et pour les bateaux de pêche. Tous les autres petits ports situés entre Nantes et Saint-Nazaire étaient dans la même situation florissante, mais aujourd'hui, la petite navigation à voile tends à disparaître, l'industrie de la pêche a perdu de son importance ; il ne vient plus à Lavau que quelques voiliers d'un tirant d'eau maxi de 3,50 m pour le chargement des pierres de la carrière, quelques embarcations de pêche et des toues dans la période de coupe des foins et des roseaux […] estacade de la Garenne (carrières de Lavau) […] Les travaux demandés par le conseil municipal semblent exagérés et nullement justifiés par le trafic du pays […] "

Le 3 décembre 1925, c'est un marin pêcheur de Lavau qui écrit au président du Conseil, Monsieur Briand, député de Loire-Atlantique, au sujet de l'état du port : " […] Au sujet de l'estacade de Lavau, c'est à peu près de l'argent dépensé inutilement. Si tu avais la bonté de prévenir le conducteur des Ponts et Chaussées de nous faire enlever les pierres qu'ils ont déposé à Rohars (à la tête de l'île Pipi, en face de Rohars) qui contribuent à faire boucher tout le bras de Lavau, de manière à avoir un courant d'eau suffisant pour dégager notre estacade de vase. Nous sommes une quantité de petits marins pêcheurs qui avons tous besoin de manger, nous avons les pêcheurs de Basse-Indre, de Trentemoult, de Nantes qui descendent chez nous […] enfin, tous les pêcheurs des environs se joignent à moi pour te faire une réclamation […] "

La réponse de l'administration des Ponts et Chaussées, immédiatement saisie de la plainte de Monsieur Septier (!) ne se fait pas attendre. Celle-ci apporte un éclairage particulier sur les origines de la dégradation des conditions de navigation dans les petits ports en aval de la Basse-Loire :

" […] Selon Monsieur Septier, il faudrait déboucher la bras de Lavau en enlevant les digues qui obstruent son extrémité amont et empêchent le jusant de traverser ce bras. Les observations de Monsieur Septier sont très justes et c'est d'ailleurs ce qu'ont recherché les ingénieurs de la Loire en endiguant le bras principal. Cependant, nous ferons remarquer que si les ports de Lavau et Rohars ont été florissants au XVIIIe siècle, au cours du XIXe siècle par suite du jeu des forces naturelles, cette situation s'est trouvée modifiée et bien avant les travaux exécutés en Loire, le bras de Lavau, abandonné par le courant s'est peu à peu envasé comme l'a fait plus en aval le chenal de Corsept […] qui se trouve aujourd'hui complètement colmaté. C'est ce qui a nécessité les travaux successifs d'exhaussement qui ont dû être exécutés en ce temps là au môle de Lavau, en même temps qu'aux ouvrages du port voisin de Rohars […]. A notre sens, si les habitants des ports situés sur le bras de Lavau avaient eu une réelle compréhension du phénomène, ils auraient dû hâter le comblement de ce bras […] et chercher à raccorder le plus rapidement possible leur village, par voie de terre au lit désormais fixé du fleuve. […] Voyant l'inutilité de ces nouveaux travaux, les communes ont demandé d'autres qui ont été régulièrement rejetés depuis lors. Cependant, […] pour permettre aux 9 pêcheurs de la commune de continuer […] nous avons récemment créé une passerelle en bois allongeant l'ancien môle de 100 m vers le large. Elle est destinée à être allongée au fur et à mesure de l'envasement du bras […] "

Lavau n'est qu'un exemple parmi d'autres car au tournant du XXe siècle, c'est toutes les communes riveraines du fleuve maritime qui se plaignent de l'envasement de leur " petit port " et des difficultés croissantes de pratiquer la Loire. Celle-ci restant encore pour nombre des communautés un moyen de communication privilégié malgré la présence du chemin de fer, arrivé à Saint-Nazaire en 1860. Comment expliquer un tel changement de situation en l'espace de quelques années ? La réponse est de deux ordres, naturel d'un côté, anthropique de l'autre.

L'un des principaux facteurs de dégradation des conditions d'accessibilité aux " petits ports " de l'estuaire reste l'incessant colmatage alluvionnaire des étiers et des bras de Loire. L'envasement de l'estuaire par des sédiments issus de l'alluvionnement fluvial et maritime est un phénomène naturel qui concerne tous les estuaires du monde. L'exemple cité précédemment de la dynamique petit-portuaire à Cordemais en est la parfaite illustration. Les aménagements réalisés par les ingénieurs des Ponts et Chaussées dans la seconde moitié du XIXe siècle ne répondront que temporairement au problème de l'accessibilité au fleuve qui reste et restera toujours posé dans l'espace estuarien. Pour s'en convaincre de nos jours, il suffit de se rendre à Couëron où la municipalité vient de réhabiliter un " petit port " à l'usage des plaisanciers locaux. Celui-ci, quelques mois après son achèvement, est d'ores et déjà complètement envasé.

La vulnérabilité des sites petit-portuaires de la Basse-Loire au phénomène d'engraissement alluvionnaire qui affecte l'estuaire est restitué en 1924 dans ce témoignage d'un ingénieur subdivisionnaire des Ponts et Chaussées, au sujet de l'envasement du port de Rohars à Bouée :
" […] La jetée du port de Rohars est un ouvrage très ancien dont la date de création ne nous est pas connue. Elle date d'une époque antérieure à 1820, où les courants, après avoir heurté les roches de Corsept, étaient rejetés sur le bras de Lavau qui était alors le bras principal de navigation […] dans cette portion du fleuve, il est certain qu'avant août 1870, d'importants engrossissements vaseux se produisirent, car à cette époque on s'est préoccupé de défendre l'accès du port par un exhaussement de la cale de Rohars. Un travail analogue avait d'ailleurs été exécuté dès 1851 pour le petit port voisin de lavau. L'envahissement des vases ne pouvait être attribué à cette époque aux travaux d'amélioration du fleuve, qui n'étaient pas encore envisagés. […] Remarquons que dans l'intervalle de 1870 à 1900, les travaux d'endiguement de la Loire n'étaient pas commencés. C'est donc par le jeu des forces naturelles du fleuve que s'est produit l'engrossissement progressif de la région Rohars - Lavau […] "

L'autre facteur d'explication est d'ordre anthropique. Il a trait aux travaux entrepris par l'homme depuis le XVIIIe siècle pour améliorer la navigabilité du fleuve depuis son embouchure jusqu'au port de Nantes. L'aménagement du canal maritime de la Basse-Loire entrepris à la fin du XIXe siècle ne suffisant pas à assurer un trafic commercial suffisant au développement du port de Nantes, il fut décidé d'entreprendre de grands travaux d'amélioration des conditions de navigation sur le fleuve maritime. Les travaux d'amélioration des accès maritimes du port de Nantes furent déclarés d'utilité publique par la loi du 24 décembre 1903. Ceux-ci consistaient principalement à mettre en application les idées de l'ingénieur Magin, qui au XVIIIe siècle préconisait de concentrer l'énergie hydraulique dans un seul et même chenal de navigation afin d'en favoriser l'entretien par auto dragage grâce à un effet de chasse attendu à chaque renversement de marée. Pour arriver à cette situation hydraulique, pleine de bon sens sur le papier (c'était tout simplement l'idée du principe de siphon que l'on peut observer au fond de notre évier), cela nécessitait au préalable de modifier profondément la physionomie de l'estuaire en supprimant bon nombre de bras secondaires du fleuve, séparés les uns des autres par des îles et des bancs de sable à supprimer ou faire atterrir, selon les besoins. La loi d'aménagement de l'estuaire de 1903 - qui sera suivie par d'autres lois de même nature en 1913 et 1933 - va servir aux ingénieurs des Ponts et Chaussées à mettre en application les idées de leur collègue Magin. C'est donc tout un programme d'endiguement du fleuve qui va être mené à compter de 1903 par les ingénieurs pour réussir à créer un chenal unique dit de "grande navigation ".

Il va de soi qu'un tel programme d'aménagement allait avoir des conséquences importantes sur le fonctionnement des " petits ports " de la Basse-Loire. La plupart étant installés à l'abri dans des étiers et des bras secondaires du fleuve qui contribuaient à favoriser la dispersion de l'énergie hydraulique, l'une des recommandations des ingénieurs va être le déplacement des " petits ports " en bordure du chenal unique de grande navigation. L'exemple du site-référent de Cordemais est éloquent à cet égard avec l'abandon du bras secondaire et la construction d'un " nouveau petit port " sur la Loire, qui sera abandonné quelques années plus tard à cause de sa dangerosité relative aux violents courants du fleuve, eux-mêmes provoqués par les dragages pour l'entretien du chenal unique...

L'application des lois d'aménagement de l'estuaire va amener des conflits récurrents entre les usagers des " petits ports ", qui font entendre leur mécontentement à travers la voix des conseillers municipaux, et l'administration des Ponts et Chaussées chargée de mettre en application les décisions d'État. Voici un témoignage parmi beaucoup d'autres et qui concerne Lavau : " […] Que votre ingénieur (M Breillac) ne me donne pas satisfaction immédiatement, je crois le comprendre (demande de dévasement de l'entrée du port), mais que le bateau dévaseur soit occupé pour une période de longs mois et qu'il n'y ai même pas la possibilité de me l'envoyer pour quelques jours seulement, c'est vouloir traiter les gens de Lavau en parents pauvres. Autrement dit : tout pour les uns, rien pour les autres […] Or ici, les vases qui obstruent l'entrée du port sont bien amenées par les courants que MM les ingénieurs ont fait dévier de leur cours naturel […] "
Au cours du XXe siècle, la logique maritime d'État va s'imposer et la morphologie de l'estuaire va se trouver profondément transformée suite aux travaux relatifs aux grandes lois d'aménagement du fleuve maritime destinés à assurer à Nantes des conditions satisfaisantes d'accès au port. Le déclin des " petits ports ", concurrencés de plus en plus par le rail et la route, sera inéluctable, provoqué naturellement par l'envasement des sites et accéléré par l'endiguement et la chenalisation du fleuve.

L'année 1900 marque bien un tournant historique pour des " petits ports " d'étier, condamnés à l'oubli dans les sédiments du temps, au moment où le port de Nantes s'élève contre sa condition de port de fond d'estuaire et mobilise le génie hydraulique des ingénieurs pour dompter les caprices combinés du fleuve et de l'océan. Au tournant du XXe siècle, un nouvel estuaire commence, à dominante industrialo-portuaire, un autre s'éteint doucement avec la modernisation de l'agriculture et la disparition progressive des toues.


Conclusion : l'estuaire de la Loire, une identité entre terroirs et territoires

Cet article ne constitue qu'un premier état de la recherche en cours menée par l'ethnopôle Estuarium sur l'histoire et l'ethnologie des petits ports de la Basse-Loire. Cependant, il permet d'ores et déjà de dégager un enseignement majeur dans la compréhension de l'identité territoriale de l'estuaire de la Loire : le " petit port " de la Basse-Loire apparaît en effet comme le révélateur d'une dialectique estuarienne entre les terroirs de l'estuaire fluvial et le territoire de l'estuaire maritime.

Point d'articulation du Moyen Âge à la fin du XIXe siècle entre l'arrière-pays rural d'un estuaire fluvial et les ports de Nantes, Paimboeuf, Saint-Nazaire de l'estuaire maritime, le " petit port " devient au tournant du XXe siècle un point de rupture entre la logique maritime qui s'impose à l'ensemble du territoire et la logique fluviale que cherchent à faire perdurer les usagers d'un autre estuaire, au caractère rural. La révélation de l'existence de cette face cachée de la Basse-Loire, de cet " autre estuaire " inscrit dans les terroirs entre les territoires de Nantes et de Saint-nazaire, là où l'intimité vicinale semble inscrite dans la profondeur d'un temps immuable, n'est pas le moindre des enseignements à tirer de l'étude historique et ethnologique des petits ports de l'estuaire dont il reste encore beaucoup à faire…

Un autre apport de cette étude se situe au niveau de l'imaginaire géographique de l'estuaire et consiste dans la représentation du " petit port " comme objet de reconquête des rives de l'estuaire. En 1990, la ville de Nantes fait le constat des conséquences de l'industrialisation du fleuve sur l'urbanisme et la disparition d'une vicinalité estuarienne. Elle prend l'initiative de mettre en œuvre un ambitieux programme de reconquête des rives de l'estuaire intitulé " Rives de Loire ". Pour les communes de l'agglomération nantaise, cette reconquête ripuaire passe par la redécouverte du point de contact identitaire avec le fleuve : le " petit port ". C'est ainsi que la ville de Bouguenais a décidé en 1994 de réhabiliter Port-Lavigne. D'autres communes de la Basse-Loire ont entrepris de retrouver ce lien organique avec le fleuve, telles que Cordemais ou Lavau.

Quel avenir pour ces petits ports retrouvés, sortis de leur gangue vaseuse ? Après le tournant de l'industrialisation du fleuve en 1900, celui de la métropolisation pris cent ans plus tard offrira peut-être une nouvelle vie aux " petits ports ". Mais la reconquête d'une identité perdue ne doit pas faire oublier la nature de l'estuaire dans lequel le processus d'alluvionnement responsable de l'envasement des rives traverse lui aussi les siècles, sans se préoccuper des ouvrages d'art… La conciliation entre développement économique, protection de l'environnement et progrès social relève aujourd'hui d'un autre art, celui du génie politique.